La mère alla dormir sous les dalles du cloître (1)

La mère alla dormir sous les dalles du cloître (1)

Syd Matters – Like Horses

La mère alla dormir sous les dalles du cloître ;
Et le petit enfant se remit à chanter… –
Hugo, Les Contemplations, L’enfance, XXIII

Il a dix-neuf ou peut-être vingt ans. Il est né en Cochinchine, de père français, de mère indigène. Il a grandi là-bas, à Saigon, dans le delta. Un jour, son père retourne vivre en France, avec sa femme, son « officielle », qui n’est pas sa mère à lui. Lui reste avec sa mère, là-bas, en Cochinchine, il est de là-bas, c’est là que son enfance a lieu. Laquelle, comment le savoir, qui encore pour en parler, on ne sait pas. À l’âge dû, il part faire son service militaire en métropole puisque lui aussi est « français ». Toulon ? Nice ? Marseille ? Où ? L’ai peut-être entendu, ne le sais déjà plus. Puis il rentre en Cochinchine puisque ce n’est pas la France son pays, pour lui, c’est là-bas. Il y est né. Il y a grandi. Il l’a choisie.

Il rentre vit et se dirige vers les Hauts-Plateaux du Centre, vers les plantations. Les caféiers les théiers, celles-là. La terre rouge. Toujours. Il y travaille dur. Il se marie. Tard. À une femme, plus vieille que lui, aisée, qui a déjà des enfants, qui ne peut déjà plus en faire. Peut-être. Oui c’est ça, qui ne peut déjà plus. Il se marie tard mais on ne sait pas quand, ni ce qu’il a fait avant. En Cochinchine, cet autre temps. Ils ont une bonne. Une bonne qui a une fille. Il s’éprend d’elle, de la fille. Il lui fait un enfant. Puis deux, puis trois. Comptez jusqu’à sept comme ça. La Cochinchine n’existe plus. Il me faut un dictaphone, je ne retiens rien, peut-être que des fois je fabule, il ne faut pas croire tout ce que je dis. Il y a donc cette plantation, cette vieille femme, l’officielle l’aisée (dont on dit qu’elle est vieille ici pour la différencier mais en vrai, elle n’est pas encore vieille, elle est juste plus âgée que lui, et assez déjà pour ne plus avoir d’enfants), il y a aussi la bonne, et sa fille, et les sept enfants qui sont maintenant nés. Des clans. D’un mariage officiel à une relation secondaire acceptée. D’usage. Un autre temps. Il y a l’argent d’un côté. Le travail dans la plantation de l’autre. Et la pauvreté. Et les sept enfants. Ceux de la fille de la bonne, ses enfants à lui, pas ses enfants à elle, l’officielle l’aisée. Et les habits trop petits, les manches de trois quarts, les lainages mités. Les pantalons qui arrivent aux mollets, les pieds nus, la terre battue. Et ce grand arbre à l’entrée sur la route. Les nattes dans les cheveux, le travail dans les caféiers et les théiers encore, le bois la maison sur pilotis, l’eau, en trombes, la terre, recommencer.

 

Et puis vient la guerre. Les bombardements, les militaires, les civils. Les frères d’armes, les traitres, les putains. Les frères ennemis, les communistes, le napalm, les enfants. Et le rapatriement. Puisque oui ils sont français. Tous. Ses enfants. Lui. Français. Alors 68. L’avion. Une aubaine. Tant mieux. Mais pas pour tous. Ils sont six à prendre cet avion. Lui et cinq enfants. Où est la mère des enfants, qui est la fille de la bonne, qui est la seconde et pas la vieille, l’officielle. On ne sait pas. Sur les sept enfants, il y en a cinq, cinq qui prendront l’avion. Où sont les deux autres, les deux autres enfants, on ne le sait pas non plus. On sait qu’ils sont avec la mère mais on ne sait pas où. On prend l’avion. À six. On oublie, on mémorise, on fixe quoi de ce jour-là. À six. Puis on fabule, on tait, on projette, on imagine que, on méprise, on dit l’abandon, on en veut, on en veut longtemps, mais on ne sait pas, cet abandon. Qui envers qui. Comment. Où. Pourquoi. Pour qui. On ne sait rien. Mais moi j’écourte. Et la guerre, et le chemin des cœurs, qui pour savoir, qui pour juger. Alors oui j’écourte. Et je fabule. Beaucoup aussi. Et si peu. Il me faut un dictaphone. Et puis la vie en France, un autre jour remplir les bandes. Il n’y a pas de retour possible. Pas une fois qu’on est parti. Et puis revenir pour quoi ?

Les portes sont closes. Une fois que tu es parti, les portes sont closes. Il n’y a pas de retour possible. Et puis tu es français. Tu es né là-bas, tu as fait ta vie là-bas mais tu es français. Français. Et puis la vie continue. En France. Il s’occupe de ses cinq enfants. Il travaille encore. Dans un centre d’accueil. De nuit. Comme surveillant. Pour les rapatriés, comme lui, puis pour les filles-mères, le foyer Pauline Roland. De nuit. Il boit. Il a toujours bu. Il boit beaucoup. Quand il a bu, il hurle crie et s’endort. Il aime. Il aime fort, très fort. Il s’occupe de ses cinq enfants. Il l’a toujours fait. Il l’a toujours fait. Lui. Et la vie passe encore, et les enfants deviennent grands. Ils vivent dans ce nouveau pays, les pantalons pattes d’ef, les brushing, les carrés plongeants, les vieux Polaroïds, la côte les bikinis, et le soleil jauni sur le papier. Ils connaissaient le français puisqu’ils étaient français. Ils l’avaient appris à l’école, française elle aussi. Ils l’avaient appris chez les bonnes sœurs. Des bonnes grognasses, celles-là aussi. Là-bas, au pays. Et puis ils sont en âge, ils se marient. Chacun vit sa vie. Lui rue Péan, des mercredis entiers sur des années. Eux chacun chez eux, cette nouvelle vie. Ils le récupèrent quand il est vieux. Ils s’en occupent. Lui il se fait de plus en plus vieux, il commence à perdre la tête. Il n’y a pas de nom sur sa maladie encore. Plus tard on dira qu’elle vient d’Angleterre. Des vaches. Mais bien plus tard. Pour l’instant, il est juste vieux, il délire, comme beaucoup de vieux, il perd le Nord, il perd la boule, comme beaucoup de vieux, la vie.

Et puis il continue à boire. Mais son vin quand on le surveille comme maintenant on le fait, il est coupé à l’eau. De plus en plus d’eau. On dirait presque du sirop. S’il avait su. Cette infamie. Mais il délire, il délire encore. Et plus le temps passe et plus il délire. Sur ses dernières années. Il crie la nuit son prénom. À elle, sa petite enfant. Il ouvre les fenêtres, va dans le jardin, et crie encore son prénom, à elle, sa petite enfant. Sa petite de Cochinchine. Et toutes les époques se mélangent. Et l’on entend son nom, hurlé. La nuit le plus souvent. Et le jour, il confond les gens, les générations, ses petits-enfants avec ses enfants. Ses arrières-petits-enfants avec ses petits-enfants. Et il crie son nom, encore, à elle sa petite enfant. Sa petite de Cochinchine. Celle qui n’a pas pris l’avion. Où était-elle ? Sa petite enfant. Il boit encore. Un jour il a beaucoup bu. Il raconte. Il raconte enfin. Il raconte qu’il est allé faire son service militaire en France, oui, qu’il était déjà venu ici, dans les années 30, avant cet avion, avant 68. Et qu’il est revenu au pays après, dans son pays à lui. Il raconte. Qu’il avait dix-neuf ou peut-être vingt ans. Qu’il est né en Cochinchine, de père français, de mère indigène. Qu’il a grandi là-bas, que son père était retourné en France, avec sa femme, son « officielle », qui n’était pas sa mère à lui. Lui, il était resté avec sa mère là-bas, y avait passé son enfance et un jour il avait dû partir. Faire son service militaire. En métropole puisqu’il est « français ». Il a bu. Beaucoup. Il délire mais pas tant que ça, il livre. Il répète. Il crie. Il pleure. Il dit qu’il est rentré dans son pays, dans son pays à lui, la Cochinchine, après son service militaire en France qui n’était pas son pays, et qu’après il est allé chez sa mère, dans son pays, chez lui. Chez sa mère qui était seule là-bas, sans homme sans mari. Il crie presque et puis se tait. Et dans un soupir il livre. Il dit, il pleure. Il raconte qu’il est rentré de son service militaire, qu’il est rentré chez elle, sa mère, qu’il l’a retrouvée seule, chez elle, chez lui, pendue, dans son pays. Qu’elle était seule. Que lui l’avait retrouvée pendue. Chez elle. Chez lui. Dans son pays. À lui. Pendue. À eux. Pendue. Il dit qu’elle avait bu. Il dit qu’elle avait bu comme lui peut boire. Beaucoup, violemment, sans s’arrêter. Il répète encore. Elle avait bu, comme lui peut boire. Qu’elle était seule, sans son mari, qui était parti. Sans ses enfants, partis eux aussi.

 

Puis il dit qu’on dit qu’elle avait bu. Il dit qu’on dit plein de choses. Qu’on stigmatise. Les mauvaises personnes. Les chuchotements. La honte. Qu’on ne se donne pas la mort. Non. Jamais. Qu’il ne faut pas. Que c’est la honte. Une famille maudite. Une mauvaise femme. Qui buvait. Qui avait bu. Qui s’est pendue. On tait. On dit que c’est l’alcool, une maladie. On dit plein de choses. On dit comment. On ne dit jamais pourquoi. On s’en fout de savoir pourquoi. On dit que c’est l’alcool, cette maladie. On ne se demande jamais pourquoi. Et puis on tait. On tait ça pendant des années. Il tait ça pendant des années. Il n’a pas voulu partir lui. Et il a dû. Deux fois. Et il est parti. Une fois pour son service militaire dans les années 30 oui, et la deuxième fois en 68. Deux fois. Mais avec ses enfants, lui. Pas sans. Deux fois. Deux déchirements. Une mère, sa propre mère. Deux enfants, ses propres enfants. Irrémédiables. Deux fois. Deux abandons. Une femme aussi. Et pas de retour possible. Les portes du temps sont closes. Il dit que lui aussi il est parti finalement sans la mère de ses enfants. Comme son père à lui. Que lui aussi il est parti avec son « officielle ». Sans ses deux enfants. Il dit. Il dit que la vie en France c’était quand même une chance. Cet avion, ses enfants, pas tous, mais avec ceux qui étaient là, ce jour-là, présents. Pas tous. Mais on ne sait pas où étaient les deux autres. Les petits. Et la guerre, les bombardements. Il pleure. Oui une chance. Une chance cet avion et la France. La vie qui se redonne comme possible. Il se fait vieux. Il délire. Ce jour-là, il a beaucoup bu, il raconte pour la première fois. Pour la seule fois peut-être. Et une oreille pour l’écouter. Une oreille pour ne pas poser de questions, une oreille pour laisser venir. Laisser sortir. Il n’a pas bu. Il ne délire pas. Il raconte. Encore et encore. Qu’il avait dix-neuf ou peut-être vingt ans, qu’il est né en Cochinchine, de père français, de mère indigène. Que son père était reparti en métropole avec sa femme, son « officielle », qui n’était pas sa mère à lui. Que lui était resté là-bas, avec sa mère, dans son pays, et qu’un jour il avait dû partir en France faire son service militaire, qu’il était déjà venu ici, oui en France, dans les années 30, qu’il connaissait déjà et qu’il en était reparti pour rentrer chez lui, dans son pays à lui qu’on dit « français », et qu’il l’a retrouvée, elle, sa mère, pendue, seule, sans mari, sans enfants, qu’on dit qu’elle avait bu, comme lui quand il a bu, qu’elle s’est pendue, que c’est l’alcool, cette maladie.

La mère alla dormir sous les dalles du cloître ;
Et le petit enfant se remit à chanter… –
La douleur est un fruit : Dieu ne le fait pas croître
Sur la branche trop faible encor pour le porter.

 

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« je suis le danseur étoile, ma sœur est la ballerine, nous ne faisons plus aucun poids, nous volons en l'air, c'est une des jubilations de l'enfance de pouvoir se transformer en plume. » —Hervé Guibert

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