les rideaux

les rideaux

Ez3kiel – Mon plus beau cauchemar
 

/ PREMIER MOUVEMENT

Salle noire dense l’aigle en toi détend ses ailes, la vie doucement s’insinue, se développe et te réveille. Le phœnix prend feu flamme – lumière pleine – danse, sens le sang couler en toi. Il est 2h48 écriture automatique de la nuit, les premières notes à peine éclosent, s’insèrent, se tissent, se superposent : battements rouges dans les tempes. Recroquevillé sur toi-même, tu te lèves difficilement, genoux à terre, tes pieds se plient, touchent le sol, appui, tu grandis, dos rond tête rentrée tu allonges tes membres, déroules tes bras jusqu’au bout des doigts, t’étires, amplitude, encore, ressors ta tête face, droite, tu es debout, craquement d’os, tu ouvres les yeux.

Tu as cinq ans peut-être quatre et demi, tu regardes tout autour de toi cette agitation dans la maison, personne ne fait attention à toi. Tu te diriges vers la commode interdite, te hisses sur tes pieds, petites mains sur la poignée, tu ouvres le tiroir et vlam badaboum l’emporte avec toi. Tout se rétame par terre, tu te mets à genoux et tentes de ramasser un à un les objets, trop tard ta maladresse ton vacarme ont averti les grands – cris – ton nom – tes pleurs – la peur – je voulais juste savoir ce qu’il y avait dedans.

J’ai entendu de la musique sortir de là, des notes comme quand maman chante au piano la dame de la boite à musique qui danse et tourne sur elle-même. Il est 2h54 écriture précipitée, sténographique, témoin de la nuit, ses maux, ne rien rater. Elle me fait peur avec son regard triste, ses larmes qui coulent non pas coulent, se sont arrêtées en plein milieu de son visage sur sa joue, noir, blanc, rouge : une tâche. Vlam badaboum.

Je voulais juste savoir si elle se cachait dedans, et son regard bas, sa tête inclinée, mais pourquoi elle est comme ça ? Il est 2h57 écriture symptomatique de qui manque le sommeil, son convoi, encore, tape sur le clavier les yeux fermés, fichier sanstitre.txt, les lunettes sont posées. J’y vois rien, non je n’y vois rien sans mes lunettes mais mes doigts connaissent le clavier. Le morceau refait une boucle et je devrais être couché. Mais l’enfant cherche encore d’où peut bien venir cet entêtement de notes, où est-elle, où se cache-t-elle, dans son crâne dans son âme est-il fou ? L’enfant sait maintenant qu’il n’y a personne dans le tiroir. Dame peur personne. Vlam badaboum personne, pas de notes pas de dame pas de larmes. Il peut maintenant aller se coucher, tranquillisé – peut-être fou.

 

/ DEUXIÈME MOUVEMENT

Bruit sourd de la machine à laver qui tourne, le tambour se coince comme un disque rayé. Café noir coule encore dans la trachée, fumant, yeux à peine ouverts, collés. Le froid dehors l’hiver, fenêtres ouvertes janvier. Aérer ramasser ce froid jusque dans les draps, réveiller ce corps mort de la nuit, le phœnix transformé. Il est 07h43, c’est un corbeau, un corbeau, la photo, un corbeau qui sort de ce corps. Pas beau non, un corps mort, pas beau non, un corbeau, la photo, un corps mort, le phœnix transformé.

Tu y repenses et tu te dis t’es complètement fucké toi c’est pas le gamin, cette histoire de boîte à musique, de poupée, c’est quoi ce cliché, un mauvais film de série b ? Tourne en boucle l’image en Super 8, roulements de tambour, les bandes et la fumée. Tu retournes dans cette salle vide immense noire, les rideaux sont fermés. Ouvre-les, putain ouvre-les, reprends possession de ce corps – mort, arrache les tissus, écoute et vois maintenant, c’est maintenant qu’on doit y aller.

Il est 09h52, la générale. Un an que tu prépares ça et là t’es encore à chipoter. Un an que tu te prépares à ça et là t’es encore à quémander. Une mauvaise nuit ? Mais parce que tu crois que nous on a dormi ? Remballe ta connerie d’anxiété et reprends ta place, marquages au sol, tu les connais, t’fais pas prier. Trois… Quatre… Les yeux fermés.

 

/ TROISIÈME MOUVEMENT

Salle comble, agitation, grande lumière, le brouhaha. Il est 18h47 ton esprit se perd dans ces abîmes sans repères, lieu limbes, temps sans graduations. Encore cinq minutes et le rideau s’ouvrira. Vide, souffle, détends tes bras, ballants, secouements. Tu ne sais pas où tu es, tu ne sais pas qui sont ces gens, tu n’entends rien des sifflements, des claquements de mains qui sont pour toi.

Noir. Doucement puis plus fort, l’espace de ton cerveau se remplit, du sable, de l’eau, des notes émergent, se tiennent. Il est 18h52, une gorgée d’eau à peine sucrée, dernière inspiration, blocage, ton corps est prêt, rideau,

Silence.

 

Faire signe : journal d’une écoute jubilatoire sur vingt-quatre heures en 800 mots ou quelques…

 

* * *
 

Texte initialement publié dans le cadre des Vases communicantsfévrier 2012, sur une proposition de Franck Queyraud (image, son)

* Je redécouvre aujourd’hui avec un mélange d’étonnement et de plaisir non dissimulé – pleine puissance, recevoir, se taire – le dernier tiers du morceau : là où le texte s’arrête, la musique pour continuer, toujours, de plus belle.

 

par Candice Nguyen

« je suis le danseur étoile, ma sœur est la ballerine, nous ne faisons plus aucun poids, nous volons en l'air, c'est une des jubilations de l'enfance de pouvoir se transformer en plume. » —Hervé Guibert

DANS LES CARNETS

à propos du silence de Larmes (largo di molto)