réponse à maryse hache

L’occasion est rare !
Mais que faire ?
Gardez-en un souvenir.
En réponse à Maryse Hache qui vient de publier
hanoï hélène baky 1932

 

Du souvenir, j’en garde des traces bien plus profondes que la simple curiosité ramenée des foires. Vous le décrivez si bien, ces petits trésors tenus en quelques babioles exotiques qui amènent avec eux tout un monde dont on ne connait rien et qu’on imagine pourtant de mille façons.

Ça me rappelle, il y a douze ans en arrière, la première fois où j’ai débarqué chez ma grand-mère maternelle dans les hauteurs du Centre à quelques kilomètres de Dalat, cette terre rouge dont j’ai parlé et qui a marqué de façon indélébile mon premier contact avec une famille que je ne connaissais pas et dont pour tout dire j’ignorais même l’existence jusqu’à peu.

Une terre rouge, une brume aux flancs des montagnes, des caféiers et théiers à perte de vue. Une région pauvre, touchée par les bombardements au plus haut point. Le napalm. Et tout le reste. Trente ans après, j’y allais pour la première fois. Bien avant le premier retour de ma mère dans sa région natale, bien avant. Je n’avais alors aucunement essayé d’anticiper telle rencontre, ne sachant à quoi m’attendre. Je me souviens d’une énorme appréhension avant cela, sur le trajet, même un peu avant. Je me souviens de la soudaineté de cette rencontre dans mon esprit lorsque mon père m’avait interceptée de retour d’une baignade pour me dire : « minh di tham ba ngoai » (on va voir grand-mère). Enfin non, je mens, je ne m’en souvenais pas. Je ne me souviens pas de tout ce qui me marque profondément. Je l’occulte. Je le laisse enfoui dans mon intérieur intérieur (pour rebondir à vos propos) jusqu’à ce que quelque chose me le rappelle des années après, avec autant de parcimonie que de violence que ces actualisations sont toujours trop soudaines.

Remonte à la surface, geysers d’émotions.

Je ne m’en souvenais pas mais j’ai retrouvé ce petit carnet dans lequel y est notée cette fameuse première fois et dont je ne voulais pas encore parler.

« – Minh di tham ba ngoai.
– Ouai, ok, quand ?
– Tout de suite.
– Quoi ?! Tout de suite ? Là ? Maintenant ?
Psychologiquement non préparée. On y va. Quatre heures de route. (…) Je le sens mal. Comment ça va se passer ? »

Des histoires familiales comme chacun peut en avoir.

Ici, la cristallisation de l’Histoire en quelques rapports humains et beaucoup de migrations par-delà les mers dans un sens et dans un autre. De l’Auvergne à l’Indochine, de l’Annam à la France, de la France au Vietnam. Sans compter tous les autres, au Canada, aux États-Unis, en Allemagne, à Nouméa et où ne sais-je d’autre encore.

Maryse, je ne connais pas Hanoï. Je ne connais le Tonkin que par les mots des autres, d’où ce chemin dans quinze jours. J’ai dû passer dans les treize semaines dans cette partie du globe mais je ne connais pas. Rien.

Je ne connais que les mots des autres encore, soit aux effluves nostalgiques et colonialistes, fameuses chasses aux tigres, soit aux peurs associées au communiste, il faut comprendre : ma famille vient du Sud, soit encore j’entends ici et là les propos touristiques considérant le Nord du pays comme le plus authentique et le plus préservé. Authentique de quoi, préservé de quoi ? Voilà des considérations que j’aurais bien du mal à trouver sensées même avec toute la bonne volonté qu’il me serait possible d’avoir. Il faut comprendre. Dans quinze jours peut-être de nouvelles lueurs.

Ça me rappelle, ces pêles-mêles de photos jaunies par le temps sur les murs de son salon. Nous y sommes toutes. Mes sœurs, moi, ma mère, mon chien, tout le monde, mon grand-père – l’homme de ma vie. J’ai deux ans sur cette photo, nous sommes en vacances en ex-Yougoslavie. J’ai huit ans sur l’autre, douze sur certaines. La relation épistolaire n’a donc jamais été coupée. Le fil jamais rompu. Je le découvre à l’instant. Une personne dont je ne connaissais même pas l’existence a en réalité toujours connu la mienne, la nôtre, les nôtres.

Onze mille kilomètres et trente années.

Ça me rappelle, ses mains, les mêmes que ma mère. Belles. Présentes.

Ça me rappelle, ce regard que j’ai trouvé dur et qui d’un coup comme pour me rassurer m’a sourit.

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Yann Tiersen & Claire Pichet – Summer 78

Peut-être elle m’aurait même pas regardée ?
Mais non, elle me sourit.

Ça me rappelle, mes fringues que j’ai trouvées indécentes, mes talons, ma peau blanche, ma robe d’occidentale.

Ça me rappelle, les histoires d’argent, les dettes, l’alcool.

Ça me rappelle, que j’avais mes règles ce jour-là et que ma grand-mère m’avait demandé de rester une semaine avec elle dans ces Hauts-Plateaux pleins de brume et de terre rouge.

Ça me rappelle, l’air suppliant que j’ai pris face à mon père pour qu’il me sorte de là. Mes règles, ici, détail somme toute insignifiant qui ne l’est pas.

Voilà, je lis votre billet et je vous dis merci.
D’un vase à l’autre, on finira bien par en remplir quelques uns.

Marseille, 19 Octobre 2010

par Candice Nguyen

« je suis le danseur étoile, ma sœur est la ballerine, nous ne faisons plus aucun poids, nous volons en l'air, c'est une des jubilations de l'enfance de pouvoir se transformer en plume. » —Hervé Guibert

DANS LES CARNETS

à propos du silence de Larmes (largo di molto)