à celui qui pleure la veille de la nuit veillée

A celui qui pleure la veille de la nuit veillée

Lou Reed – Magic and loss The summation
 

Il dit que parfois, quand il n’attend personne, il laisse la nuit venir dans la maison, il n’allume pas. Cela afin de savoir ce qui peut survenir dans une maison vide.
Duras, Les Yeux Bleus, Cheveux Noirs

 

pleure les rencontres les ratés comme ces mélodies obsédantes dans le silence de l’appartement
pleure le jour qui vient trop vite, les premières portières de voitures qu’on ouvre et qui claquent
main sur le cuir, le frein à main qu’on desserre, ce coup d’œil lâche dans le rétro : le jour vient trop vite.

pleure la fatigue des gens, le froid la rue ses bruits, pleure le coton qui tient chaud, les traces sur la peau et les formes incurvées laissées par les corps : qui sommeille encore oublie que le jour vient trop vite.

pleure la lune qui se cache, les vêtements qu’on empile, les lampadaires qui s’éteignent et ces minutes comme mortes pour les reflets des lumières sur l’eau. pleure le fleuve pleure les quais, pleure le trafic qui reprend, les lumières des taxis et les bus qui se rabattent et emportent avec eux les premiers passants, suspension clignotants un rendormissement.

pleure cette Ville qui ne s’arrête jamais, pauvre brisé bat le pavé encore ivre de son sort
pleure la fatigue de ces gens, la fin de la nuit, le jour vient trop vite.

pleure les boulangeries dont on guette l’ouverture, toque à la grille l’odeur du pain, juste nous l’arrière-boutique, juste nous les néons blancs dans ces heures vides raccrochées encore au sommeil de l’autre. pleure le stress des examens, les nuits de révisions inutiles, le café noir qu’on avale, tord boyaux l’attente et la jeunesse. pleure les caves de la ville et la crasse de la nuit, pleure les conversations égarées, cages d’escalier et velours, l’obscurité n’a plus de nom. pleure la foule les rires et la musique trop forte, pleure les personnages de perdition et les murs qui retiennent en eux les secrets de la nuit. pleure les travelos les putains les sdf les gamins et les vieux dégueulasses poches pleines l’embonpoint : le jour vient trop vite.

pleure la fin de la nuit, l’agitation des humains, pleure la campagne sous le brouillard et cette biche apeurée qui traverse. pleure le chemin qui mène à la maison du père et de la mère, et pleure encore le brouillard. pleure octobre novembre, pleure les morts les enfants, les frontières l’Histoire, les navires et les plaines. pleure le jour qui vient trop vite, les caféiers les théiers, les vivants qui s’oublient et les vivants qu’on oublie.
pleure l’oubli l’oblivion, pleure l’orage et la pluie, pleure les baïnes et les plages, et ces noyades manquées. pleure ces actes héroïques dont il ne reste que cauchemars, les marées les tsunamis, de la plage aux rochers au parking ad vitam eternam propulsés. pleure les étendues de sable le Crotoy, pleure ce lieu où la mer n’existe pas. pleure le Tréport ses galets, les premiers pas les piques-niques, le mal au cœur la nausée, la bagnole et l’odeur du plastique chauffé. pleure l’enfance ses peurs et le retour des vacances, pleure l’odeur du tabac aux baisers mélangé. pleure les manqués les lâchetés les silences les murs, pleure l’absence l’oubli et le sable qui coule du jour qui vient trop vite.

c’est poussière qui s’évapore et la main qui traverse, les lunettes qu’on repose et la lampe qui observe.
dans le silence de l’appartement le temps flotte incertain, les dernières volutes se dispersent dans la nuit qui prend fin.

à celui qui pleure la veille de la nuit veillée comme une amante, une sœur de charité, une mélodie tremblée à la bougie sous l’orage,

Il dit que parfois, quand il n’attend personne, il laisse la nuit venir dans la maison, il n’allume pas. Cela afin de savoir ce qui peut survenir dans une maison vide. Elle dit : Justement moi.

 
 

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par Candice Nguyen

« je suis le danseur étoile, ma sœur est la ballerine, nous ne faisons plus aucun poids, nous volons en l'air, c'est une des jubilations de l'enfance de pouvoir se transformer en plume. » —Hervé Guibert

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à propos du silence de Larmes (largo di molto)