(loin devant le temps) (je fais la somme. le plus. le moins.) un champ immense sous le givre d’hiver

© candice nguyen© candice nguyen

« C’est la beauté, dis-tu. Tout le ciel au bord des yeux, tout l’air sur la peau. Toute la voix dans la voix. Qui te traverse, te déchire. » Jacques Ancet, 22 décembre 2014

Siskiyou – So Cold

(il est loin en arrière le temps des écorchures légères.
il est loin devant le temps de savoir renommer correctement la lumière.)

 

tout comme il est des choses qu’on aimerait n’avoir jamais à connaître,
il est des rencontres dont on aurait souhaité qu’elles n’aient jamais eu lieu.

 

(je fais la somme. le plus. le moins.)
lentement, calmement, le résultat de ce calcul mental est toujours le même :
il y a des rencontres qui n’apportent guère que des entailles creusées de plus en plus fort
vous tirant vers le moins au carré fois la profondeur de la terre.

(écrivant cela, je pense à n. et son identique sens de l’exagération ; qu’on nous pardonne et en rie)

on a beau y revenir, chercher à voir le plus comme un +
le résultat est toujours le même
il se transforme inexorablement pour venir nourrir le –

quelle peau de chagrin

note à moi-même : tu as toujours été nulle en calcul
on s’en serait bien passé.

de tout ça. je saute mon tour. me réfugie dans l’enfance. des projets plein la tête. le présent te rattrape. inspire. retour à ta prochaine histoire. avale. et nage.

 

Chaque matin on exècre, on maudit, on enrage, on pleure, on voudrait rire,
en rire,
on sait bien que la vie est trop courte pour passer à côté,
on en connaît bien des gens qui vivent dans le fantasme,
de ci, de ça, toujours,
(on l’imagine petit nid douillet)
on les envie un quart de seconde
en essayant, on n’y arriverait même pas.

on veut se relever.

on veut se relever. on avance tête baissée — patience (deux pantalons de ski taille quatorze ans : résistance -30°C, un legging en spandex, le cadeau joli de gants Rudsak mi-cuir mi-feutre bleu marine (2015, année mi-figue mimolette), dans l’inventaire de cette nouvelle marche vers l’extrême boréal, une map du nord de la Scandinavie et de la Laponie finlandaise – on aura reposé celle du Groenland et pourtant). on se demande comment on va passer d’une région à l’autre sans trop s’encombrer, et sans trop d’encombres. on doute.

le soir, on dîne avec l’ami à qui on raconte que si l’on rencontre un ours, il faut lui faire face et doucement reculer, sans un bruit, on a lu ça quelques heures auparavant dans un guide de voyage, on doute encore plus.
(tu parles, avec son mètre cinquante-cinq et ses quarante-neuf kilos, tu la vois sourire à l’ours la ptite bête comme toi ?)
on doute de tout.
on ne sait déjà pas quand, comment, combien de temps, ni où. on ne sait rien des affaires, de l’appartement, de ce qu’il reste. le temps des questions pour après.

(patience)
on sait qu’on ira.

 

On accueille les larmes encore, et plus que jamais comme le signe d’être formidablement vivant ; pour trouver les ressources, on laboure son coeur, un champ immense sous le givre d’hiver naissant,
lentement,
sans la colère des impuissants.

(du moins c’est ce que l’on se souhaite pour cette vie, évacuer la colère des ans)

on mettra moins d’une vie à s’en défaire,
on commence maintenant
non
on a déjà commencé depuis un temps.

au gré des rayons de la grande bibliothèque de berri uqam, on se remet à lire Jaccottet, Maulpoix, Ancet et tous ces autres qui n’ont pas à parler pour que l’on s’entende,
on aime le hasard de la main venue à piocher en premier Et, néanmoins ;
et, néanmoins, la beauté, dans les jours sombres, cette ouverture qui —
(et une fleur s’ouvre au versant des montagnes)

donner, tant à donner.

 

On se surprend à s’énerver de voir ses mots repris par un inconnu une grognasse
qui ne crédite pas d’où cela vient. on se surprend à s’énerver que des mots rendus pourtant publics par soi-même soient en réalité si intimes
— les premiers qu’on aura réussi à se reformuler entre les larmes, la rage et cette liberté folle — un envol,
le mien.

 

(il est loin en arrière le temps des écorchures légères.
il est loin devant le temps de savoir renommer correctement la lumière.)

il s’agira donc de cela, réapprendre à nommer la lumière ;
en consigner les signes, ses manifestations,
patiemment, attentivement,
(pour sûr, avec acharnement).

(une faille dans le cœur aussi grande et aussi sûre que derrière les nuages le ciel doit être bleu)

 
© candice nguyen
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Photographies : Montréal, janvier 2015

par Candice Nguyen

« je suis le danseur étoile, ma sœur est la ballerine, nous ne faisons plus aucun poids, nous volons en l'air, c'est une des jubilations de l'enfance de pouvoir se transformer en plume. » —Hervé Guibert

DANS LES CARNETS

à propos du silence de Larmes (largo di molto)