de l’incertitude d’avril à l’hiver : ce qui mérite vie

« Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l’incertitude d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur les hommes, les écrits d’Eschyle, les prémices de l’amour, l’herbe sur les pierres, les mères se tenant debout sur un filet de flûte, et la peur que les souvenirs inspirent aux conquérants.
Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : la fin de septembre, une dame qui entre, de toute sa sève, dans la quarantaine, l’heure de soleil en prison, un nuage imitant une foule d’êtres, les acclamations d’un peuple accompagnant ceux qui montent à la mort avec le sourire, et la peur que les chansons inspirent aux tyrans. »
Mahmoud Darwich, Plus rares sont les roses, « Sur cette terre »

Max Richter – Departure (Home)

depuis le train au retour de Ventimiglia
depuis le train au retour de Ventimiglia

_dans un coin de la pièce, un rai de lumière indifférent aux saisons cogne contre les tiroirs de la commode renversée_

matin brumeux, fin du jour hésitant
la lumière qui éclôt et décline dans le même mouvement te ramène des fragments par pans entiers
abrupts comme les falaises
enfouies tout au fond
de ton enfance

retrouvée

attente perdue
présent suspendu
quelque chose t’enveloppe de tous ses bras
te déborde

tu es à la fois brume, rai de lumière, éclaircie, bois
ce que tu te remémores rentre dans ton ventre — falaises, eau, forêts —
et devient toi

tu touches tes joues, ton front, tes paupières
longuement

souffles

vérifies que tu es bien en vie
ici
présent

la buée que provoque ton souffle comme un indice

ta main posée sur le rebord de la fenêtre,

le vent —

dimanche après-midi d’hiver ne cesse de trébucher sur lui-même_

 

depuis le train au retour de Ventimiglia

_heure creuse heure fugace
alors que le jour s’éteint
tout commence
les persistances rétiniennes de tes souvenirs

heure pleine heure bleue
lentement imperceptiblement
le ciel s’étire en dégradés clairs-obscurs
et s’enfonce dans le bleu noir de la nuit, le pourpre, le violet
toutes les demi-teintes intermédiaires

.
.
.
.
.
.
.

les oiseaux marins se sont juchés sur les toits

.
.
.
.
.
.
.
.
.
.

ils contemplent,
comme toi,
le jour qui se retire

les variations infimes de la lumière
les formes apparaître

dans le paysage en arrêt, tu perçois
l’étiolement des couleurs en ses bords
l’étirement du temps
dans ses replis,

la légère ondulation qui dure encore : tu t’y aménages un recoin, t’y installes

tu te mets à partager alors le souvenir
de quand le jour n’en finissait jamais,
jamais

 

depuis le train au retour de Ventimiglia

_tu te demandes : sans la tombée de la nuit, où et comment
trouver réconfort et abri ?

la dépouille des dernières croyances en suspens dans les cieux
attend que la brise marine se lève

ta question insiste
aux pieds de quels tremblements, sous quelle lueur acharnée,
le murmure de la mère peut-il encore trouver
écho

sans la tombée de la nuit

 

depuis le train au retour de Ventimiglia

 

(ce qui mérite vie : les rêves au creux-même de l’hiver, les traversées de la côte par le train, le souvenir des jours polaires sans fin, et cetera)

 

_en piochant dans le souvenir des jours polaires sans fin :

 


Texte extrait de mon chantier arctique démarré au Groenland août 2015.
Photographies prises depuis le train au retour de Ventimiglia, août 2013 — on n’aura pas peur de mélanger tous les temps, tous les lieux, tous ces mots pour qu’ils rejoignent un même espace de vie ici.

par Candice Nguyen

« je suis le danseur étoile, ma sœur est la ballerine, nous ne faisons plus aucun poids, nous volons en l'air, c'est une des jubilations de l'enfance de pouvoir se transformer en plume. » —Hervé Guibert

DANS LES CARNETS

à propos du silence de Larmes (largo di molto)