ça n’allait déjà pas très bien (Patrick Boucheron)

Dammartin en Goële, décembre 2010

« Les nuits de première neige. Elle tombait… Tombait… Cachait les petites maisons.
Les champs… Notre rivière sombre… Toute la nuit neigeait.
Et. Le matin – tout était blanc. Je me réveillais de blancheur. Partout…
(…)
Je dis – patience… La neige couvrira tout. Nos forces, nos chagrins… Nos traces. Nos pas.
Les miens – lourds. Les tiens – si légers (…)
Doucement elle couvrira mes morts. Mes années à venir.
Elle couvrira notre vieillesse. Notre misère. Patience… »
Dimitri Bortnikov, Repas de Morts

_lecture de ces jours qu’il me semble important de partager en ces lieux si peu enclins d’habitude à parler d’actualité tant elle n’a toujours fait que me sidérer et creuser encore plus béant le trou de mon incompréhension dans lequel nage allègrement un profond cynisme — marque hélas bien banale de nos temps et lieux d’être, et quoique moins politique qu’anthropologique (pire en somme) ; 4,50€ chez Verdier, un format qui tient dans la poche d’un jeans slim, pour dire : aucune raison de s’en priver.

« Le corps que nous formons depuis 1789 n’est pas un mythe, n’est pas qu’un mythe, dans cinq jours, le 11 janvier, nous en ferons à nouveau l’expérience aux yeux du monde, lequel n’aura alors pas assez d’alphabets pour le décrire, et ce reflet renvoyé en langues étrangères nous laissera pensifs, rassérénés peut-être, provisoirement, mais pensifs : il n’est de corps cinglants, de langages assemblés, qui ne se pulvérisent, qui ne se désassemblent. Car nous avons peu à peu déserté la grande place ouverte où nos corps se rejoignent pour prendre la parole parce que, même si nous savons bien que nous n’avons que ça, le corps et le langage, pour former tous les « nous » dont nous faisons partie, ou simultanément, ou successivement, nous nous sommes lassés de voir qu’ils ne faisaient plus la vie, mais l’imitaient seulement, parce que les transformations, vertigineuses, du monde ne nous tendaient plus rien que des miroirs lustrés, des habits séduisants, des illusions sociales, des enclos protégés, et, à l’autre bout du spectre, des aumônes, de la graisse et du sucre, de l’indignité en pagaïe, pour ne rien dire des théâtres lointains dévorés par la pègre, les trafics, la haine, la guerre, l’envie. Nous l’avons désertée, sans le vouloir vraiment mais sans le regretter davantage qu’en passant.

Nadine Shah – Ville Morose

Le 6 janvier je sais que la partie du monde où je vis va assez mal, le malaise y grandit et les craintes avec lui. Je sais qu’une part importante de ce malaise provient de la pliure imprimée sur les corps par les années quatre-vingt, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, pliure qui n’a depuis cessé de s’enfoncer dans les peaux et les os – Hollande, je m’en avise depuis peu (voyez combien de naïveté demeure au creux des réflexions), ne faisant que poursuivre la tâche entamée ouvertement par le cynisme sarkozyste. Je le sais, et nous n’en faisons rien. Car, quelles que soient les innombrables propositions, le jaillissement quasi continu d’intelligence collective ici et là, les somptueuses réflexions et propositions politiques venues des plus affirmées de nos marges, aucun de ces essais ne se transforme en un flux qui nous donne envie de nous saisir, de nouveau, de nous. Le 6 janvier, je pense qu’au fond nous n’avons pas encore touché ce fameux fond qui permet, paraît-il, de remonter, que nous ne nous sommes pas laissés encore tailler en assez de pièces pour tout envoyer valser comme nous souhaitons ardemment que le fassent les Grecs et les Espagnols, les Portugais et les Irlandais aussi peut-être, que nous avons tous allègrement laissés tomber, disons-le.

Nous ne voulons rien dire de ce qu’on nous propose, cela nous le savons, mais nous n’avons pas de forces, ou trop éparpillées, et la crainte grandit. C’est que voilà soixante-dix ans que nous sommes en paix, presque trois générations. Cela ne signifie pas, hélas, que nous ne soyons pas en guerre, lointaines via notre participation à divers conflits externalisés, pour employer un terme choyé par la langue du capitalisme, ou internes, je veux dire dans nos corps, nos cœurs, nos têtes, via la double culpabilité qui nous porte, nous autres qui sommes en paix, la culpabilité des pères, résumée en deux mots : Vichy (ce sont bien des Français, c’est-à-dire nous, qui ont activement collaboré à l’effort de la guerre nazie en envoyant les Juifs de France en enfer), l’Algérie (ce sont bien des Français qui ont colonisé puis exploité l’Algérie, torturé et assassiné des Algériens quand le vent de l’indépendance a soufflé, enfin sans transition ou presque convié en masse ces mêmes Algériens à venir travailler au cœur même de l’ancienne puissance coloniale avant de finir par les vouer aux gémonies du mépris et de la relégation depuis que l’on se dit qu’ils ont, les ingrats, tapé l’incruste). Cette double culpabilité, nous la verrons nous prendre en tenaille, peser de tout le poids de ses malentendus dans les jours qui viennent, après le 11 janvier.

Mais nous sommes le 6, et la crainte grandit depuis quelque mois, un ou deux ans peut-être. Elle est diffuse, certes, mais nette, on ne peut plus l’ignorer, on a passé le stade des signes avant-coureurs, dans le vrac du quotidien, souvent confus, on démêle pêle-mêle : l’exaspération croissante, banale, des gens (de nous) dans la rue, la tension qu’ils (nous) ne prennent plus la peine de masquer, le risque de rixe qui affleure quotidiennement, la misère à ciel ouvert, l’iniquité des traitements, le dévoiement des processus de décision, l’esprit de combine érigé en principe de gouvernement partout où se niche la plus petite parcelle de pouvoir supposé, un paysage politique corrompu, démissionnaire, bien sûr les petites attaques mesquines contre « la culture » (municipalités frontistes, Medef et Rue de Valois confondus), ses acteurs étant sommés de produire de plus en plus de lien pour de moins en moins d’argent, une bruyante campagne haineuse de la fine fleur de la réaction, tous âges et tendances confondus (grenouilles de bénitiers plus ou moins jeunes, psychanalystes, prélats de toutes les religions, vieilles familles maurrassiennes plus ou moins bien ravaudées, personnel politique essoufflé et intellectuels épuisés) pour empêcher une avancée vers l’égalité des droits des homosexuel(le)s, et last but not least, le come-back inespéré, massif des religions, toutes tendances confondues là encore, et de leur inépuisable cortège de coercitions en tous genres que d’aucuns ont cru bon de renommer « fait religieux » et de recommander à l’attention de nos chères têtes blondes dès les bancs de la communale… Et j’en passe, il va sans dire, bien plus que je n’en dis. Je note tout cela, certains jours je commence à trouver que ça pèse, je me dis qu’il se pourrait bien que ce soit ça, finalement, ce que les manuels d’histoire nommaient « la montée des périls » pour désigner, avec leur confortable recul, les années trente en Europe. Il y a beau temps que je me demandais ce que ça pouvait bien faire au corps, au cœur et à l’esprit de vivre une période où d’une année à l’autre tous les signaux passent au rouge : est-ce qu’on s’en aperçoit, est-ce qu’on en prend la mesure, est-ce qu’on y pense, est-ce qu’on en rêve, est-ce qu’on en est malade, est-ce qu’on se laisse prendre par surprise, est-ce qu’on se sent condamné à l’impuissance, est-ce qu’on décide d’agir, mais alors pour faire quoi, est-ce qu’on pense à partir, si on peut, et quand ?

On ne sait pas, il va falloir improviser, mais il est certain que, le 6, on en est là. Quelque part entre le marteau et l’enclume, désinvestis, fragmentés, apeurés par les communautés insondables qui surgissent toujours plus nombreuses, toujours plus fermées. Laminé économiquement au fil des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, le dernier « nous » en date que nous ayons formé généralement sans trop d’hésitation, parfois même avec enthousiasme, entre 68 et 78, est laminé idéologiquement au mitan des années deux mille par le chœur de la sarkozie chantant sur tous les tons sa haine recuite de Mai 68. Le point culminant de ce laminage n’est pas encore atteint, mais c’est prévu, c’est pour demain, le 7 janvier. Ite missa est. Et cette rengaine-là aussi se chante sur l’air d’une culpabilité dans laquelle nous nous laissons trop souvent enfermer, la plupart de ces élans des années soixante-dix ayant fini dans des impasses meurtrières auxquelles est d’emblée renvoyé sommairement tout ce qui tente, hors sentiers et organisations, de nous sortir de la glu mortifère dans laquelle nous sommes pris – Gênes, pour mémoire, et gageons que d’aucuns ragèrent, le 26 octobre 2014, d’avoir échoué à faire de Rémi Fraisse un dangereux activiste de l’ « ultragauche ». Dès demain, 7 janvier, c’est la question des impasses meurtrières qui, littéralement, nous sautera de nouveau à la gueule.

Ce n’est plus une tenaille, mais cinq, mais dix, qui menacent de nous prendre entre leurs arêtes acérées. Trop de fronts sont ouverts et de questions posées auxquelles on n’ose apporter les réponses que le regroupement de nos pensées susciterait. On tâche pourtant, depuis le temps, de faire du mieux qu’on peut. Mais toujours la mort nous fait violence. Le 6 janvier je rentre de Berlin, où Frau Merkel, un œil sur Kiev et l’autre sur Athènes (pas de différé, même léger, dans les allées du pouvoir, que du direct et du simultané), commence à s’inquiéter, semble-t-il, de l’expansion du mouvement des Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident (Pegida), qui prend de l’ampleur, là-bas à Dresde tout entière livrée à la spéculation mobilière et immobilière, dépecée par le tourisme. Pour ceux à qui ça aurait échappé, l’écrivain Renaud Camus, qui écrivit longtemps dans Gai pied et fut en son temps préfacé par Roland Barthes en personne, entend se faire l’importateur et le représentant de Pegida en France – ça donne une mesure, française et rance, des glissements insensés qu’il faut enregistrer, ne pas perdre de vue.

Le 6 janvier je rentre de Berlin, il fait froid, partout la neige sur le sol vu du ciel. L’Europe est pâle, nous sommes épars. »

Patrick Boucheron, « Ça n’allait déjà pas très bien, 6 janvier 2015 »
in Patrick Boucheron & Mathieu Riboulet, Prendre dates, Paris, 6 janvier-14 janvier 2015

 

Photographie : Vue depuis ma chambre d’enfant, Dammartin en Goële, décembre 2010.

par Candice Nguyen

« je suis le danseur étoile, ma sœur est la ballerine, nous ne faisons plus aucun poids, nous volons en l'air, c'est une des jubilations de l'enfance de pouvoir se transformer en plume. » —Hervé Guibert

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à propos du silence de Larmes (largo di molto)