silence qu’on ne peut nommer que par ce qui le brise (une écoute, suite)

upernavik © candice nguyen

Rentrée il y a peu de mon périple au Groenland : tant et tant de choses mais encore rien dérushé des images, sons, écrits, évidemment.

j’ai vu un nuage monter de la terre comme fumée se mélangeant à un ciel de brume
le ciel se déverser en bancs de méduses comme varech sur la plage
leur ventre : des filaments tenus à leur corps dans une fragilité qui relève du miracle
j’ai vu les chiens se disputant la tête de la meute
aboyant affamés impatients qu’on les nourrisse
la coque des bateaux taper contre la houle
ton nom
je me suis faite le haut-parleur de nos silences

Trois mois durant, je me suis plongée dans cette tentative inépuisable d’écoute de la lumière (une écoute lente et patiente, ne m’étant permise hélas qu’en m’extrayant radicalement du monde, ainsi suis-je faite et ainsi va ma vie) puis me mis à guetter la naissance de la nuit, jour après jour, jusqu’à ce début de mois de septembre. Désarrimée, dérythmée, confondant les espaces temps, suspendue au fil seul de mes sensations et finalement sans cesse rappelée à l’ordre de mes souvenirs, réactualisés en un 360° (sons images odeurs compris) dans un frottement au grain grossier entre ce que je vivais dans ma petite maison au bord de l’eau, accaparée par l’observation assidue des sentinelles glacées évoluant comme sur un échiquier : déplacements des tours et des fous dans un crépuscule sans fin, et les chemins que j’avais empruntés jusqu’alors. C’est que l’extraction de soi au monde qui est le sien (bruyant, rapide, la plupart du temps insensé) ne se fait pas impunément lorsqu’on se parachute, même volontairement, pour un temps relativement conséquent dans des espaces démesurés en retrait du monde (j’aurai l’occasion de revenir sur le cadre de cette résidence d’écriture qui m’occupa un peu plus d’un mois à Upernavik, petite île dans la baie de Baffin par 72° Nord, et dont les photo publiées ici ont toutes été prises depuis la maison).

Le calme de ces latitudes est si extrême que j’en suis arrivée au constat à la confirmation que le silence n’existait pas. Ou plutôt que ses exacts correspondants, ou synonymes, relevaient de la présence, du plein, des voix : plurielles. Passés, présent, futurs ainsi con-fondus dans un silence qu’on ne peut nommer que par ce qui le brise.
A commencer par soi et les battements de son coeur (aussi le souffle, les voix qui nous reviennent, souvenirs, pensées douces, en butte, saccadées, linéaires ou mélangées,…) et déroulés en de multiples points de brisure extérieurs (oserais-je écrire ici le mot écho) : chiens hurlant, craquements de la glace, ressac, moteurs des canots, vent, chants d’oiseaux…

upernavik © candice nguyen

Ólafur Arnalds & Alice Sara Ott – Nocturne in G Minor

De cette écoute, j’ai dégagé un certain nombre de sons ou plutôt d’états qui me tiennent lieu de totalités m’englobant et se fondant en moi lorsqu’ils se produisent ; ou dit autrement, des choses qui, si je les écoute, rentrent dans mon ventre et deviennent moi :

le bruit de la pluie, gouttes sur le auvent, tombent une à une, plic ploc, claquent drues
le bruit de l’herbe mouillée qui crie, exulte, pousse et grandit sous les pieds
le bruit de l’océan, des rouleaux qui éclatent sur l’horizon,
de plus en plus fort : le ressac des pointes rocheuses venant enrouler mon sommeil
le bruit du piano désaccordé qui joue sa dernière mélodie, sur la tête de son pianiste : un haut-de-forme

le bruit de conversations étouffées et de rires qui éclatent depuis ce café parisien
le bruit du tonnerre, de l’orage, de talons précipités sur les pavés
le bruit des sillons de ce disque usé sur le gramophone dans le grenier
le bruit de son silence, à lui, qui regarde et n’ose demander, mais quoi ?

Vu que ce chantier qui m’occupe ne sera pas terminé avant de longs mois, voici quelques vues depuis ma table d’écriture :

 

… et depuis la chambre à coucher :

upernavik © candice nguyen

à bientôt.

 

par Candice Nguyen

« je suis le danseur étoile, ma sœur est la ballerine, nous ne faisons plus aucun poids, nous volons en l'air, c'est une des jubilations de l'enfance de pouvoir se transformer en plume. » —Hervé Guibert

DANS LES CARNETS

à propos du silence de Larmes (largo di molto)