comme une nef ouverte sur l’univers

Jokusarlon 2013 © candice nguyen

« Pôle mythique, à mieux dire mystique. Les trois grandes religions révélées sont nées dans les déserts chauds du Moyen-Orient : le Sinaï, Jérusalem et La Mecque. Aux hautes latitudes, dans les déserts glacés, il est une autre transcendance : le froid minéral, le vide infini, le cosmos étoilé en cette nef ouverte sur l’univers, au faîte de la Terre. Elle vous aspire vers l’absolu et l’indicible. Le logos peu à peu s’étouffe et n’est perçu qu’un souffle. »
Jean Malaurie, L’Appel du Nord

 

Ólafur Arnalds – Reminiscence (feat. Alice Sarah Ott)

cette attirance pour l’extrême nord. est-ce parce que je me suis toujours sentie plus proche d’une perception de la vie humaine comme grain merveilleusement insignifiant parmi le cosmos — puisant sa beauté t o u t e de cette insignifiance, que comme relevant d’une communauté humaine bruyante qui n’a de cesse de gesticuler et de se débattre dans le vide et les cris pour trouver du sens, là où seul le fait même de l’existence (ou de l’être comme existant) suffit à mon entière, pleine et joyeuse stupéfaction.*

comme une prescience de mon être, ce qui viendrait avant le savoir, comme ce qui est et a toujours été là, un savoir originel, qui aurait été déposé tout au fond de ma mémoire depuis ma naissance.
nous sommes les fils des étoiles, entends-je murmurer au creux de mon épaule.

je repense à cette nuit où nous rentrions à pied vers le chalet avec cléa, d’un dîner chaud comme seuls ceux des petits villages de montagne le permettent, le chemin était long, nos ventres pleins, la nuit et le silence si vastes. je m’étais arrêtée à un moment donné, et sans rien dire, je m’étais allongée en plein milieu de la route, par terre, comme un appel impérieux, une nécessité. je ne sais pas quelle heure il était, peut-être une heure ou deux du matin. cléa s’était retournée, et d’un rire m’avait rejoint, assez étonnée. nous sommes restées là longtemps, assez longtemps pour écouter la musique venant du ciel. les yeux grands ouverts, nous minuscules, le ciel immense.

des années après, je pourrais même dire more than a decade later, je sais qu’on se souvient parfaitement de cette nuit-là. et entre, chacune s’en est retournée au babil incessant de sa vie.

babil incessant et préoccupations d’ici-bas « dont nous prétendons que c’est la « vie » qui nous les impose » qui m’excèdent aujourd’hui avec une rapidité et une intensité insensées tant je n’en perçois plus que la futilité.
illustration : hier, pour quelque broutille dont je n’ai pas réussi encore à me défaire (la vie lente, le travail long, mon corps qui me ramène à la raison quand je m’égare), je suis rattrapée par mon dos contracté rétracté comme s’il était composé des racines d’un arbre gigantesque – un sequoia. en réaction, je décide de faire grève d’ordinateur, d’écrans, de boulot, de mails, textos, discussions instantanées que j’en perds mon latin, et passe la journée à la bibliothèque de l’alcazar entre les livres de voyage et d’ethnographie.
j’y constitue alors l’embryon d’une fiche poéticoethnographique, dit-elle en se marrant à moitié, que je tâcherai de remplir avec soin chaque jour nouveau du voyage. [fin de l’illustration]

le voyage non pas comme vouloir « courir le monde, mais choisir un destin sans balise ni appartenance ». frontières abolies, révoltes revivifiées, émerveillements partagés : patience – en bonne voie le chemin de ma liberté est.
en rester digne. à hauteur. essayer de. ne pas oublier que cette chose – ronde, pleine, qui me dépasse me déborde, n’est jamais acquise pour toujours. se remettre en mémoire la chance folle d’être au monde. là. encore.
un travail de délestage opéré depuis des années (l’arrivée à marseille comme l’une de ses résultantes déjà – 2008), quelques égarements en cours de route, la réappropriation du chemin qu’on estime juste, pour soi, à l’instant t.

dans cette fiche poéticoethnographique.
date. heure. gps. états de la lumière. ressenti sur la peau. changements rapides ou constance. ombres. nombre d’hommes croisés. description. discussions relatées. quels barrages de la langue. états du silence. des bruits. des vibrations. du vent. de l’air. quels mouvements ont été les plus perceptibles aujourd’hui ? humain. animal. vent. lumière encore. quelle perception du temps. un statut quo. un étirement. un déboussolement. et la lune. quel visage. et la flore. quelles couleurs quelles odeurs. état du paysage façonné par la main de l’homme. maisons. matériaux. couleurs. un aller-retour extérieur/intérieur. pierre. vent. souffle. eau. quelle dose de café soluble. combien de soupe lyophilisée.

Jokusarlon 2013 © candice nguyen
Jokusarlon 2013 © candice nguyen
Jokusarlon 2013 © candice nguyen

* sous-entendu, je m’en contrecarre un peu (beaucoup) de l’homme comme être pensant.
Photographies : Jokusarlon, Islande 2013

par Candice Nguyen

« je suis le danseur étoile, ma sœur est la ballerine, nous ne faisons plus aucun poids, nous volons en l'air, c'est une des jubilations de l'enfance de pouvoir se transformer en plume. » —Hervé Guibert

DANS LES CARNETS

à propos du silence de Larmes (largo di molto)