tu es là, tu manques

© candice nguyen

Max Richter – A place we were

« blancheur à l’arrêt comme un paquet d’air sur la nuque.
(…)
tu es là, tu manques. »

André Du Bouchet, Retours sur le vent

 

« Décrochements cassant la ligne du soleil, façades flanquées d’encorbellements, murs boursouflés ou de guingois, les asymétries des très vieilles villes nous ressemblent, à nous pauvres humains. Est-ce pour ça qu’on s’y sent si bien ? Tant il est vrai que nous aussi, pauvres humains, avons nos portes closes, nos arrière-cours, nos escaliers dérobés, nos âmes en désordre. »

À propos du quartier Saruja, Damas
Laurence Deonna, Syriens, Syriennes (1992-1994)

_l’été, son désordre, sa tranquillité. fenêtres toutes ouvertes et les corps à nu qui profitent jusque tard dans la nuit de la chaleur accumulée. douceur des tomettes sous les pieds, raclures des murs bruts sous la paume des mains, échardes de bois échappées des persiennes mélangées aux grains de sable qu’on retrouve au fond de ses sacs poches chaussures : voici l’étendue du désert entre mes doigts.

_en journée, les peaux salées débusquent inlassablement encore les poches d’eau froide dans la mer chaude ; au soir, les traits tirés racontent l’enchaînement des lentes soirées d’été à déambuler enivrés ; un camion poubelle hoquette au coin de la rue les dernières forces de la nuit.

_rêvé de toi qui manque, la mélancolie et la solitude qu’on ne rencontre avec autant de force qu’au milieu d’assemblées bruyantes. tout le monde crie, rit, exulte, quelqu’un pour remarquer ces agrandissements de toi qu’on a accrochés comme sur un autel ? au réveil c’est ta voix que j’entends, nos jeunes années que je revois.

_pour adoucir ton manque, je reprends le chemin des villes et amorce le cycle portuaire aux dates clés de nos dernières retrouvailles. le mot dernières bute sur le clavier comme un déchirement, le choix de ces dates apparaît comme un acte manqué dont je ne prends conscience que maintenant que tu es venu en rêve me visiter. marseille gênes tanger, me perdre dans le dédale infini de ruelles étriquées, boire des hectolitres de vin au cœur de places bruyantes, retrouver mes escaliers dérobés et portes closes derrière lesquelles se reposer.

 

***

 

_extrait du carnet de notes de là-haut, daté d’il y a un an ; Upernavik, Groenland :

72°47′13″N 56°8′50″W

Samedi 29 août. Upernavik. Bonne nuit. Au-dehors le vent toujours aussi fort que me parviennent dans mon sommeil tour à tour les bruits sourds du ressac, du bois qui grince, des souffles et aspirations provoqués par les courants d’air dans la maison. Levée midi, je me délecte du spectacle de la mer agitée. Le ciel est blanc, la mer gris foncé moutonne. Trois mois dans une bulle en retrait du monde, des actualités, des médias, des évènements. Seulement le rythme lent des jours et le hurlement des chiens. Loin de la folie du monde.
Eric Chevillard dans Le Tigre n°8 :
« La première visite officielle du pape aux Inuits a mal tourné. Le Saint-Père s’est égaré seul dans les immensités polaires. Douze hélicoptères tournent depuis trois jours au-dessus de la banquise, mais les recherches ont hélas bien peu de chance d’aboutir. Oh comme il doit maudire la vanité de sa fonction et regretter la pourpre cardinalice ! »
Je regarde en pointillés Calcutta de Louis Malle (1969) et dingue comme les seuls mots qui me viennent toujours spontanément à l’esprit lorsque je pense « Inde » sont violence, saleté, misère, surpeuplé. L’humanité dans ce qu’elle a de plus effroyable, la dimension parallèle intenable dans un film d’anticipation. Je m’endors devant le film, émerge deux heures plus tard et déjà le soir. On prend l’habitude ici de n’avoir plus que la mer pour horizon, les chiens pour compagnie et le ciel entre soi et l’univers. Si calme qu’on peut sans effort lister ce qui rompt le silence, chose à laquelle j’aurai réussi à me plier plusieurs fois comme je le souhaitais pour mon projet en cours.
1h30 du matin, je sors sur le perron. Un bandeau clair sans nuage repose au-dessus de la mer sur la ligne d’horizon, trahissant la clarté du jour et l’imposture de la nuit qui n’est qu’amas de nuages. À 3h, le jour s’est « relevé » : ciel clair nuageux.

upernavik, groenland © candice nguyen

 

Photographies :
Vatican, février 2014
Marseille, août 2016
Upernavik, Groenland, août 2015

par Candice Nguyen

« je suis le danseur étoile, ma sœur est la ballerine, nous ne faisons plus aucun poids, nous volons en l'air, c'est une des jubilations de l'enfance de pouvoir se transformer en plume. » —Hervé Guibert

DANS LES CARNETS

à propos du silence de Larmes (largo di molto)